Saturday 30 June 2007

Anthropologie, rhétorique et limitations du milieu ambiant

L’individu incertain (1995) d’Alain Ehrenberg est un ouvrage dont la thèse centrale soutient que la responsabilité accrue exigée de l’individu contemporain représente à la fois une libération aussi bien qu’un fardeau. L’auteur soutient que, pour alléger ce poids et pour faciliter les capacités d’agir nos sociétés offrent les possibilités suivantes. Il distingue entre moyens d’action sur soi de la pharmacologie (drogues licites et illicites, anxiolytiques, antidépresseurs), et entre les mises en scène de soi des technologies de la communication (interactivité, reality-shows, cyberespace).
C’est un ouvrage qui s’inscrit dans le même champ d’intérêts que d’autres publications qu’a réalisées Ehrenberg (ouvrages qui incluent les enjeux plus larges, notamment Le culte de la performance qui traite le sport dans la « société contemporaine », La fatigue d’être soi portant sur la dépression, ainsi qu’une série d’ouvrages qu’il a dirigés portant sur la maladie mentale et la consommation de drogues). L’ouvrage perpétue, malheureusement, quelques-unes des faiblesses des autres livres-Ehrenberg. L’Individu incertain n’arrive pas à sortir du domaine théorique, et, par conséquence, présente trop peu de liens réels entre l’argument et des études de cas. Bien que son orientation se veut sociologique, il relève plutôt du domaine de la philosophie. Il cherche à s’inspirer de démarches anthropologiques, dont il qualifie néanmoins les instruments d’enquête inadéquates et inadaptées pour l’étude de ‘collectivités… bien entendu trop grandes et trop complexes’ (p.27). Dommage que les sociologues et les anthropologues ne cherchent toujours pas à vraiment à se comprendre mutuellement et d’apprendre les uns des autres…
Pour moi, portant volontiers mon fardeau ( ?) d’éducation anglo-saxonne, l’argument académique à la française, si vous me permettez un peu de caricature, m’embête, ressemblant, trop souvent, à un marmonnement soutenu, gonflé de généralisations exagérées qui perdent toute signification en cours de route. Souvent sous-tendu, une arrogance latente mais persistante qui surgit dans des interjections telles que ‘bien entendu, il n’en est pas ainsi…’ et dans des formulations qui ne sont pas destinées à jeter une lumière nouvelle sur un argument, mais à faire allusion à la culture générale e-x-t-r-a-o-r-d-i-n-a-i-r-e de son auteur. Si ces jeux rhétoriques resurgissent trop souvent, je me fâche. Le génie réel ne dépend pas de publicité (voir littératures, poésie de première classe, par exemple…). Je me souviens de ces modèles atomiques, au cours de chimie au lycée, qui faisaient référence à des « nuages électroniques » un flou indéterminé qui correspond à la situation des électrons à un moment donnée. Je vois devant moi un professeur qui tient un discours à un institut académique français quelconque et j’écoute, sans pouvoir cerner vraiment à quoi bon toutes ces gesticulations, tout ce brouhaha et tout cet indéterminisme. Allez – qu’on prenne le chat par la queue, qu’on arrête de circuler comme des lâches autour du Bräi (voilà les luxembourgismes tant attendus !). Ce qui ne revient pas à dire qu’il faut succomber à un populisme souvent senti dans l’espace académique anglo-saxon. Je ne soutiens non plus que « vulgarisation » et « populisme » sont identiques. Il revient à admettre que, mon habitus (voilà encore un terme à perdre beaucoup de temps de discussion – un autre jour si vous insistez) engendre des difficultés à cerner et à bien comprendre la structure des arguments en français. Ils manquent de densité et qu’ils ne répondent pas aux enchaînements rhétoriques attendus, tout en présentant souvent un excès de zèle stylistique ainsi que cette propriété qui me suffoque tel un milieu ambiant rempli d’ouate, d’une viscosité encombrante.
Or, vu son originalité d’approche et d’analyse, il faut voir plus loin que ces faiblesses largement dues à l’enracinement de l’auteur dans un milieu académique français. Ehrenberg sait inspirer et il fait preuve d’une intuition fantastique de « vérité scientifique ». Avec son flou habituel, il trouve le moyen de condenser, dans une toute petite phrase banale, ce que les anthropologues peinent à voir uniquement après de longues périodes de terrain, d’innombrables interviews et un nombre hallucinant de cafés pris ensemble avec les gens. Il dit ainsi, en conclusion :
« parce que nous nous appuyons de plus en plus sur nos ressorts internes, elle [la politique] est la condition pour ne pas être prisonnier d’une subjectivité dont les deux risques sont l’apathie dépressive qui multiplie les risques d’autodestruction, et la non-limitation des rapports de force qui rouvre grande la porte à toutes les dominations des forts sur les faibles et à toutes les violences qui peuvent en découler. Le manque de politique dans une démocratie avancée, c’est le risque d’implosion par le bas. »
La manière de procéder des anthropologues (ces populistes en herbe ?!) est inverse. Elle part d’un tel constat et le traite comme une boîte noire. On l’ouvre pour voir ce qu’il signifie lorsqu’il est mis en rapport réel avec la vie de tous les jours des Hommes, ou, plus exactement, les habitants d’une certaine localité située dans tel et tel pays dans une telle conjonction économique, politique, sociale, religieuse, et à un tel moment de l’histoire. C’est une question d’instances spécifiques, de détails, de commentaires assez peu réflexifs et très réflexifs, de rapports sociaux concrets. A l’horizon, cependant, on n’oublie jamais que ces personnes avec qui ces anthropologues travaillent sont aussi des Hommes, surtout dans leurs rapports réciproques. Qu’en pensez-vous ?

2 comments:

Mecha said...

Oula...je dois avouer que je n'ai jamais lu Ehrenberg, même si je connais bien sûr ses thèses centrales.
Je ne suis donc pas sûre de comprendre la différence de méthodologie que tu décris. Il me semble qu'il part, tout comme les anthropologues, d'une idée pour la vérifier ensuite par le terrain, non?

Oh oui, la politique! Il y a comme un renouveau politique en psychologie clinique, ce qui me réjouit! C'est absolument indispensable si on veut réellement comprendre quelque chose au mal-être et à la maldie mentale (cf. Ehrenberg). J'ai participé à un super Congrès à ce sujet, à Bruxelles qui s'appelait : "Jusqu'ici,tout va bien"

nutshell-kit said...

well, i think it is more a question of rhetoric that makes a big difference. in my view, though, the way in which he writes obscures more than it illuminates, and for me it results in a narrative that is not anthropological enough, and thus, i think he should not purport to draw on anthro methods...
so what did you learn from the conference in BXL?